Précarités rurales en Isère : un phénomène corrélé à des « effets de territoire »
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Après avoir accompagné Grenoble-Alpes Métropole dans l’élaboration de son « diagnostic social » en 2022, l’Agence a été missionnée par le Département de l'Isère pour réaliser une observation qualitative des situations de précarité en milieu rural. A l’aide d’une approche par les parcours de vie, qui dépasse et complète les statistiques, l’Agence, a mené une enquête de terrain pour identifier les formes de précarité vécues et approcher les situations d' « insécurité sociale », en partenariat avec l’Odenore (Observatoire des non-recours aux droits et services) et le Service Observation Documentation Évaluation du Département. Retour sur les grands enseignements de l'étude " l'insécurité sociale en milieu rural en Isère ", publié cette semaine par le Département.
Précarités rurales en Isère : un phénomène corrélé à des « effets de territoire »
Si les territoires ruraux du département concentrent des niveaux de pauvreté près de deux fois et demie moins élevés que l’agglomération grenobloise, les associations et acteurs du social locaux tirent néanmoins la sonnette d’alarme sur la forte hausse des sollicitations qu’ils reçoivent ces dernières années. Le déficit et la dispersion des ressources locales amplifient considérablement des fragilités sociales préexistantes.
Le taux de pauvreté, défini par les ressources financières des ménages, ne tient pas compte des dépenses, notamment contraintes, qui pèsent lourdement sur les budgets des ménages en milieu rural (ex. une dépendance plus forte à la voiture individuelle). L’approche par les parcours, développée par l’Agence, permet de caractériser les difficultés vécues et les mécanismes qui entrent en œuvre à différents moments-clés du parcours de vie (jeunes, actifs primo-demandeurs d’une aide sociale et jeunes retraités), afin de donner des clés pour une approche de l’action publique préventive et ajustée à la spécificité des situations vécues.
METHODE : DEPASSER L'APPROCHE STATISTIQUE POUR CONSIDERER LES DIFFICULTES CONCRETEMENT VECUES ET EPROUVEES
La caractérisation statistique de la pauvreté peine à rendre compte des besoins réels des publics. A niveau de ressource équivalent, le ressenti des niveaux de difficulté varie en effet fortement. D’après une enquête Insee réalisée auprès des Isérois en 2023, 39 % des personnes qui ne sont pas en situation de pauvreté monétaire se considèrent en difficulté, et inversement, 36 % des ménages pauvres ne se considèrent pas en difficulté financière.
La précarité peut alors être envisagée comme une situation d’« insécurité sociale » durable, qui ne se limite pas à sa dimension monétaire et dont les origines sont à rechercher dans les configurations sociales, familiales, professionnelles, etc. Elle se caractérise en particulier par un rapport à l’avenir constamment incertain ainsi qu’une incapacité à faire face à des aléas.
« C'est la voiture qui m'a fait dégrader financièrement. Jusqu'à ce que la voiture, elle tombe en panne j'arrivais à me gérer quoi. » Jeremy, 41 ans
« C'est stressant parce qu'on peut jamais avoir un petit problème dans la vie. » Leslie 35 ans
En complémentarité de l’approche statistique, l’Agence a mis en place une enquête en plusieurs étapes (cf. Article Précarités rurales iséroises, juillet 2023).
PRINCIPAUX ENSEIGNEMENTS DE L'ETUDE
Le « poids du territoire » comme amplificateur des difficultés sociales
Moins visible qu’en milieu urbain, la précarité dans les territoires ruraux reste néanmoins prégnante. Les fragilités sociales préexistantes sont renforcées par les spécificités de la ruralité. Le manque et la dispersion des ressources sur le territoire complexifie en effet l’accès à l’emploi, à la formation, à l’alimentation, aux loisirs… mais aussi aux droits sociaux.
« Pour avoir quelqu’un ici, un spécialiste, c’est à Pétaouchnok [...] Pour certains spécialistes, c’est des mois d’attente. » Françoise 76 ans
« J’ai une amie, et même l’assistante sociale, qui m’avait dit vendez votre voiture. Moi j’ai dit si je vends ma voiture, j’ai plus de vie. » Mireille 66 ans
L’offre en logements accessibles, souvent restreinte, de moindre qualité et éloignée des lieux d’emploi, contribue à exposer les personnes à des conditions de salubrité dégradées et à des charges énergétiques et de déplacement pouvant s’avérer importantes (précarité énergétique). Des besoins croissants en logement ne sont pas satisfaits, en premier lieu la demande de petits logements, dont l’offre est lacunaire en zone faiblement peuplée, et dont les publics demandeurs sont en augmentation : jeunes en quête d’autonomie, retraités, ou encore décohabitants.
La capacité à se déplacer dans ces territoires apparaît déterminante, pourtant la faiblesse des réseaux de transport en commun y rend l’usage de la voiture incontournable. Le coût du carburant pèse lourd sur les budgets, tandis que l’entretien d’un véhicule devient aléatoire voire impossible pour les personnes dont les ressources financières sont fragiles et pour qui tout imprévu en matière de dépense constitue un facteur de bascule dans la précarité. Les personnes dépourvues de véhicule ou de permis de conduire, ou à la santé précaire, connaissent quant à elles davantage l’isolement.
« On va des fois à Saint-Jean, des fois à Leclerc [pour trouver des produits moins chers], en fait finalement, ce qu’on récupère en argent, on le paye en essence. » Laurent 54 ans
Des situations-types et des fragilités spécifiques
L’étude donne à voir deux situations-types :
- Des situations « ancrées », résultant de cumuls de fragilités qui s’auto-alimentent,
- Des « accidents de parcours », où certaines fragilités sous-jacentes ne permettent pas d’amortir le choc d’un évènement particulier (perte d’emploi, séparation, problème de santé, etc.)
Si ces schémas se retrouvent d’un parcours à l’autre, des mécanismes spécifiques touchent plus particulièrement certains profils :
- les jeunes, issus de familles elles-mêmes modestes voire précaires (accès à l’autonomie rendu compliqué par les interdépendances familiales, mais aussi par les difficultés de mobilité, d’accès à la formation ou à des expériences professionnalisantes),
- les femmes (des revenus globalement inférieurs à ceux des hommes et des charges familiales plus fortement assumées),
- les « jeunes retraités » (absence de patrimoine, localisation des logements et praticité, conditions de santé, absence de soutien ou, au contraire, dépendances familiales, dans un contexte de diminution de l’autonomie).
De l'absence de droits au non-recours : des droits sociaux discontinus, un « paysage complexe »
Les difficultés administratives liées à l’accès aux droits représentent en elles-mêmes une cause majeure d’insécurité et d’instabilité. La disparition des antennes rurales des organismes nationaux de prestations et la numérisation des parcours accentuent considérablement les difficultés d’accès, même si l’accompagnement social de proximité constitue en contrepartie un appui précieux. L’hétérogénéité et la complexité des modes de calcul et d’éligibilité placent par ailleurs les personnes dans des situations d’incertitude constante quant aux ressources sur lesquelles elles pourront compter, avec des discontinuités et ruptures de droits importantes en toile de fond. Les effets démobilisateurs qui en découlent sont prégnants, compliquant encore davantage la sollicitation des aides.
Cette étude, qui s’est déroulée sur une période de deux ans, a fait l’objet d’un processus itératif important, avec l’association des territoires ainsi que des directions centrales :
- De nombreuses séances de restitution ont été menées, incluant des phases d'atelier pour consolider et s’approprier les résultats, et réfléchir collectivement à la manière de prévenir plus efficacement les phénomènes observés.
- Des focus thématiques spécifiques ont également été produits à la demande des territoires en fonction de leurs priorités d'action (alimentation, logement, mobilité…).
Aller + loin
Chroniques de terrain
« Mercredi 24 mai. J’accompagne aujourd’hui une tournée de distribution de colis alimentaires de la Croix Rouge mobile en Oisans. C’est une proposition du responsable de l’Union Locale de la Croix Rouge d’Echirolles pour aller à la rencontre de publics précaires dont nous cherchons à obtenir le témoignage. Le contact avait été établi lors de la première phase de l’enquête, dans le cadre du focus group organisé avec les acteurs locaux de la solidarité et de l’action sociale. Pour cette deuxième phase, nous nous appuyons sur les structures rencontrées à cette occasion afin de faciliter ces mises en relation. Les vingt personnes rencontrées lors de la tournée acceptent toutes d’être recontactées pour un futur entretien en tête-à-tête. La démarche est pourtant loin d’être évidente et reste souvent (très) aléatoire : il s’agit de parler de soi, de ses difficultés, de l’expérience parfois douloureuse de la relation d’aide, tout cela face à un inconnu. Le fait d’être aux côtés de la Croix Rouge et de ses bénévoles est facilitante. On sent une relation de confiance bien établie... »
Ludovic Morand, chargé d'études sociétales
#1 | A la rencontre des habitants de la Côte-Saint-André
#2 | Avec la Croix rouge mobile en Oisans